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Page:Darien - Biribi (Savine 1890).djvu/49

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collier. Chose étrange ! en dépouillant mon uniforme, j’avais dépouillé les tristes idées que j’avais acquises depuis mon entrée au service et j’avais retrouvé la faculté de penser. Pour la première fois depuis plusieurs mois, pendant ces quatre jours, j’ai pensé, j’ai réfléchi, j’ai raisonné ; je me suis aperçu que j’ai joué cinq ans de ma vie à pile ou face et que le profil qui reste à découvert me fait une vilaine grimace.

Ah ! je l’avais bien prévu dès le premier jour, le jour où j’avais signé de si mauvais cœur ma feuille d’engagement, je l’avais bien prévu, que je ne ferais pas à l’armée, comme me le demandait mon oncle, l’honneur de mon pays et la gloire de ma famille. Mais, au moins, j’avais espéré que je pourrais y passer bêtement, mais tranquillement, les cinq années que je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j’en suis à me demander s’il n’aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, le numéro matricule que j’aurais fait si j’étais resté à Nantes, que de venir à Paris chercher l’aversion de ma profession, la haine de mon esclavage. Car, maintenant, c’est fait. Les résolutions de soumission et d’obéissance que j’ai abandonnées, je n’ai plus pu les reprendre. Je les ai laissées où elles étaient tombées, comme ces loques par trop sordides qu’un chiffonnier expulse avec dédain de son cachemire d’osier, qu’il remue quelque temps du bout du crochet et qu’il se décide à lâcher.

Depuis, je suis retourné bien des fois à Paris. Seulement, comme je n’avais pas complété ma masse, en debet, et que mon capitaine me refusait systématiquement toute espèce de permission, je m’abstenais de lui réclamer ses petits carrés de papier et je partais « en bordée ». Je passais cinq ou six jours à Paris, seul ou presque seul, ne fréquentant que quelques