Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/29

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parce qu’il y fait trop froid ou trop chaud, parce qu’on y redoute une bronchite ou une attaque d’apoplexie. J’entrai dans la leur par désœuvrement ; par curiosité narquoise et défiante, probablement ; plutôt (bien que la comparaison ne me plaise point) comme le serpent qui se glisse dans une habitation par besoin de chaleur et de bien-être, et demeure prêt à mordre s’il est dérangé — peut-être parce que sa digestion et son sommeil sont les seules manifestations possibles de sa gratitude et de son affection. — Il y a des êtres à sang froid pour lesquels l’indifférence est un état naturel que solidifient encore de rares crises d’émotion, et qui ne peuvent se charger longtemps du faix des sentiments. Pour moi, je me suis toujours vu forcé de me débarrasser rapidement de ce fardeau ; de poser ça là, avec un Ouf ! de délivrance, comme le troupier, à la halte, jette sac à terre et envoie dinguer son fourniment.

Les êtres au cœur tendre souffrent de l’insensibilité des êtres au cœur dur. Certainement. Mais pourquoi existe-t-il des âmes sentimentales et délicates dans notre monde de bêtes brutes ? Qu’est-ce qu’elles viennent faire dans notre abattoir, ces brebis ? Si elles n’accouraient point sans cesse pour présenter à nos couteaux leurs gorges bêlantes, peut-être que nos couteaux se rouilleraient, ou que nous serions contraints d’en briser les lames sur notre armure d’indifférence. Voilà ce que j’ai pensé chaque fois qu’il m’est arrivé, malgré moi ou non, de froisser ou d’écraser une de ces pauvres petites âmes qui sont si gentilles et si naïves, qui sont comme ces fleurs qui s’en viennent pousser innocemment sur le talus d’un rempart, auprès des gueules des canons ; chaque fois, aussi, que je me surpris à songer à cette nuit de décembre 1869 où mourut ma mère, et dont le souvenir, quelquefois, se présente à ma mémoire comme à travers une brume.