Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/54

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les excuses de ma grand’mère, trop souffrante pour quitter sa chambre, on passe dans la salle à manger. Ce n’est pas un repas de circonstance, mais un simple déjeuner de famille entre parents et amis, réunis par un pieux devoir, et que les nécessités de l’existence vont bientôt de nouveau éloigner les uns des autres. Pourtant, mon père a tenu à bien faire les choses. Il a adjoint à la cuisinière de ma grand’mère, jugée insuffisante pour la circonstance, un chef tenu en haute estime à Versailles. Ce chef a confectionné des plats dont les noms rappellent les endroits où s’illustrèrent les Français et les hommes dont s’honore la France : Crécy, Soubise, etc. Le service est fait par Jean-Baptiste et par l’ordonnance en second de mon père, soldat-valet irréprochable. Malgré l’abondance, la diversité et la qualité des vins (car mon grand-père avait une excellente cave), le ton des convives est plutôt calme jusqu’au dessert. Mais alors, l’officier d’ordonnance ayant assuré que le maréchal, à la communication du résultat complet du Plébiscite, avait donné libre cours à la joie la plus intense, tout le monde se met à parler à la fois. C’est un débordement d’enthousiasme. Le général de Rahoul déclare que ce sera une leçon pour ces bougres de républicains, et que cela leur fera voir d’où le vent souffle. Mon père affirme que, malgré le deuil qui l’a frappé, il n’a pas manqué d’aller porter son bulletin l’un des premiers. Delanoix assure qu’il a décidé par son exemple plusieurs de ses compatriotes, qui hésitaient, à voter oui.

— Messieurs, dit alors Raubvogel, en caressant sa barbe, je regrette vivement qu’il ne m’ait point été donné d’imiter votre patriotisme. Mais, nouvellement installé à Mulhouse et n’y jouissant pas encore des droits électoraux, je n’ai pu déposer dans l’urne le suffrage que mes traditions de famille me faisaient un devoir d’y apporter. Cependant, messieurs, — et ici Raubvogel pose la main