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Page:Darien - Le Voleur, Stock, 1898.djvu/324

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LE VOLEUR

grins prosaïques, mais cruels, tout aussi douloureux que les plus grandes souffrances. — Amour… Pas vrai ! Vision décevante, dont ils ne sont qu’à moitié dupes, au fond. Leurs baisers dévorent sur leurs lèvres des paroles qu’ils ont peur de prononcer et leurs mains, étendues pour les caresses, ne peuvent obéir aux frissons de colère qui voudraient les crisper. Galériens par conviction, tous les deux, l’homme et la femme, qui ne veulent pas voir les murailles du bagne et qui traînent, les yeux fixés sur le spectre de la passion menteuse, le boulet de la bonne entente, la chaîne de la cordialité… Pas de bonheur, dans la misère ; et pas d’amour. Jamais. Jamais.

Pauvre Albert !… Voilà que je le plains, à présent… Allons. De Londres, j’enverrai un cadeau à sa femme, et j’oublierai tout ça.


D’autres choses, que je voudrais oublier. J’y parviendrai peut-être, avec le temps. Enfin, mon cœur va aussi bien qu’on peut l’espérer ; et je ne publierai plus de bulletins.

— Tant mieux ! me dit Annie. Vous commenciez à maigrir.

Quel dommage ! Après tout, je ne ferais pas mal, peut-être, d’écouter Roger-la-Honte et de l’accompagner à Venise. Je l’attends justement ce soir, Roger. Il est parti en France, voici trois jours, pour une expédition que j’avais préparée ces temps derniers. Dix heures et demie. On dirait qu’on entend rouler un cab, dans la rue. Oui ; il s’arrête devant la maison — et l’on frappe à la porte. — Annie a été se coucher de bonne heure et le gaz est éteint dans l’escalier. Je prends une lampe et je descends ouvrir. Ce n’est pas Roger…

Une femme est sur le seuil, une femme vêtue de noir, qui tient un paquet dans ses bras. D’une main, elle relève un peu sa voilette.

— Tu ne me reconnais pas, Georges ? dit-elle.

J’approche la lampe. Ciel !… C’est Charlotte.