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LE VOLEUR

onze heures. Il avait été attaqué par un bandit qui n’avait pas eu le temps, sans doute, de le jeter dans cette Tamise qui charrie tant de cadavres. Il était évanoui, avec une large blessure au front ; l’assassin avait dû lui frapper la tête sur la pierre du parapet. On l’a transporté chez lui, où il a repris connaissance et m’a fait envoyer un télégramme. Je l’ai trouvé bien bas lorsque je suis arrivé, le lendemain ; il a eu la force, pourtant, de faire son testament et de me communiquer ses dernières volontés ; il a aussi refusé de reconnaître comme son agresseur un voyou que la police lui a présenté et qu’on avait arrêté sur le pont, la figure en sang. C’était le coupable, certainement ; mais je suis heureux que la corde lui ait été épargnée… Puis, le délire a saisi Paternoster et son agonie a duré prés de trois jours. L’enquête n’a rien révélé, naturellement, et le jury a rendu un verdict ouvert…

— Avait-il de l’argent sur lui ? demandé-je pour dire quelque chose ; a-t-il été volé ?

— Bien entendu, dit l’abbé, il a été volé ; de cinq cents livres, environ. Cette somme vaut-elle la vie d’un homme ? Je ne sais pas. Il faudrait demander ça aux pasteurs des peuples, qui s’y connaissent… Ah ! quelles canailles que les canailles ! Mais qui les fait ? Et puis, canailles… Est-ce que la bourgeoisie, pour arriver au pouvoir et s’y maintenir, a mis en œuvre d’autres procédés que ceux qu’emploient les malfaiteurs ? Et Église ? Assassinat et vol, vol et assassinat. L’homme qui a tué Paternoster…

— Il ne cherchait peut-être pas à le tuer dis-je.

— C’est bien possible, répond l’abbé ; en tous cas, il ne prêchait certainement point ce respect de la vie humaine que les exploiteurs d’existences prennent pour texte de leurs sermons. Un peu plus de brutalité, un peu moins d’hypocrisie, il vaut ses contemporains, et ils le valent. Nous sommes tous bons à mettre dans le même panier, aujourd’hui, — le panier qu’on capitonne avec de la sciure de bois. — Quel monde ! Ah ! les enfants qui meurent au berceau sont bien heureux…