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LE VOLEUR

projets qui lui semblent monstrueux, a l’intuition du malheur probable, plus empoignante et plus cruelle que la certitude même ; elle est torturée de prévisions terribles. Elle souffre atrocement, tous les sens douloureusement exaspérés, halète devant le spectre des dénouements tragiques.

— Madame se meurt de peur quand vous n’êtes pas là, m’a dit Annie.

Ah ! je me demande pourquoi je lui inflige un supplice pareil, puisqu’elle m’aime, puisque je l’aime aussi, maintenant. L’amour ne court pas les rues, pourtant, et je sacrifierais tout avec joie pour que rien ne puisse me séparer de Charlotte. Et qu’aurais-je à sacrifier, d’abord ? Qu’est-ce donc qui me pousse à fouler continuellement aux pieds toutes les affections, tous les sentiments humains ? On dirait vraiment que je rêve d’assurer le triomphe d’une idée fixe ! Et je n’en ai pas, d’idée. Je n’ai pas même un but. L’argent ? J’en possède assez pour vivre ; et que je l’aie grinchi avec la pince du voleur au lieu de le gagner avec le faux poids du commerce, je suis seul à le savoir. Alors ?… J’ai peut-être vu quelque chose, autrefois ; mais aujourd’hui… Aujourd’hui, je m’aperçois que j’ai à employer d’autres moyens que ceux dont je me sers pour affirmer mon idéal, si j’arrive à l’arracher de la gueule des chimères. D’autres moyens ; et je n’aurai besoin ni de Canonnier ni de Paternoster pour m’aider, quand cela me plaira. J’ai vendu mon droit d’aînesse pour un plat de lentilles ; mais je le reprendrai, à présent que j’ai vidé le plat. Il existe, le droit d’aînesse. Et je me laisse voler, voleur que je suis, et voler par une idée creuse…

Dans deux heures je serai à Southampton, et ce soir à Londres. C’est bon. Je parlerai à Charlotte ; elle ne pleurera pas en m’écoutant, pour sûr. Et nous partirons, et nous irons vivre heureux dans un coin, quelque part, où elle voudra ; et je pourrai peut-être faire quelque chose de beau — oui, oui, de beau — une fois dans ma vie. Pourquoi pas ? Il y