294 | Instinct. |
Un soir que j’examinais une autre colonie de Formica sanguinea, je vis un grand nombre d’individus de cette espèce qui regagnaient leur nid, portant des cadavres de Formica fusca (preuve que ce n’était pas une migration) et une quantité de nymphes. J’observai une longue file de fourmis chargées de butin, aboutissant à 40 mètres en arrière à une grosse touffe de bruyères d’où je vis sortir une dernière Formica sanguinea, portant une nymphe. Je ne pus pas retrouver, sous l’épaisse bruyère, le nid dévasté ; il devait cependant être tout près, car je vis deux ou trois Formica fusca extrêmement agitées, une surtout qui, penchée immobile sur un brin de bruyère, tenant entre ses mandibules une nymphe de son espèce, semblait l’image du désespoir gémissant sur son domicile ravagé.
Tels sont les faits, qui, du reste, n’exigeaient aucune confirmation de ma part, sur ce remarquable instinct qu’ont les fourmis de réduire leurs congénères en esclavage. Le contraste entre les habitudes instinctives de la Formica sanguinea et celles de la Formica rufescens du continent est à remarquer. Cette dernière ne bâtit pas son nid, ne décide même pas ses migrations, ne cherche ses aliments ni pour elle, ni pour ses petits, et ne peut pas même se nourrir ; elle est absolument sous la dépendance de ses nombreux esclaves. La Formica sanguinea, d’autre part, a beaucoup moins d’esclaves, et, au commencement de l’été, elle en a fort peu ; ce sont les maîtres qui décident du moment et du lieu où un nouveau nid devra être construit, et, lorsqu’ils émigrent, ce sont eux qui portent les esclaves. Tant en Suisse qu’en Angleterre, les esclaves paraissent exclusivement chargées de l’entretien des larves ; les maîtres seuls entreprennent les expéditions pour se procurer des esclaves. En Suisse, esclaves et maîtres travaillent ensemble, tant pour se procurer les matériaux du nid que pour l’édifier ; les uns et les autres, mais surtout les esclaves, vont à la recherche des pucerons pour les traire, si l’on peut employer cette expression, et tous recueillent ainsi les aliments nécessaires à la communauté. En Angleterre, les maîtres seuls quittent le nid pour se procurer les matériaux de construction et les aliments indispensables à eux, à leurs esclaves et à leurs larves ; les services que leur rendent leurs esclaves sont donc moins importants dans ce pays qu’ils ne le sont en Suisse.