Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/152

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pas risqué sa vie pour sauver celle de son semblable ; ou pourquoi regrette-t-il d’avoir volé des aliments, pressé qu’il était par la faim ?

Il est évident d’abord que, chez l’homme, les impulsions instinctives ont divers degrés d’énergie. Un sauvage n’hésite pas à risquer sa vie pour sauver un membre de la tribu à laquelle il appartient, mais il reste absolument passif et indifférent dès qu’il s’agit d’un étranger. Une mère jeune et timide, sollicitée par l’instinct maternel, se jette, sans la moindre hésitation, dans le plus grand danger pour sauver son enfant, mais non pas pour sauver le premier venu. Néanmoins, bien des hommes, bien des enfants même, qui n’avaient jamais risqué leur vie pour d’autres, mais chez lesquels le courage et la sympathie sont très développés, méprisant tout à coup l’instinct de la conservation, se plongent dans un torrent pour sauver leur semblable qui se noie. L’homme est, dans ce cas, poussé par ce même instinct que nous avons signalé plus haut à l’occasion de l’héroïque petit singe américain, qui attaqua le grand et redouté babouin pour sauver son gardien. De semblables actions paraissent être le simple résultat de la prépondérance des instincts sociaux ou maternels sur tous les autres ; car elles s’accomplissent trop instantanément pour qu’il y ait réflexion, ou pour qu’elles soient dictées par un sentiment de plaisir ou de peine ; et, cependant, si l’homme hésite à accomplir une action de cette nature, il éprouve un sentiment de regret. D’autre part, l’instinct de la conservation est parfois assez énergique chez l’homme timide pour le faire hésiter et l’empêcher de courir aucun risque, même pour sauver son propre enfant.

Quelques philosophes, je le sais, soutiennent que des actes comme les précédents, accomplis sous l’influence de causes impulsives, échappent au domaine du sens moral et ne méritent pas le nom d’actes moraux. Ils réservent ce terme pour des actions faites de propos délibéré, à la suite d’une victoire remportée sur des désirs contraires, ou pour des actes inspirés par des motifs élevés. Mais il est presque impossible de tracer une ligne de démarcation[1]. En tant qu’il s’agit de motifs élevés, on pourrait citer de nombreux exemples de sauvages, dépourvus de tout sentiment

  1. Je fais allusion ici à la distinction qu’on a établie entre ce qu’on a appelé la morale matérielle et la morale raisonnée. Je suis heureux de voir que le professeur Huxley (Critiques and Addresses, 1873, p. 287) partage à cet égard les mêmes opinions que moi. M. Leslie Stephen (Essays on Free-thinking and Plain-speaking, 1873, p. 83) fait remarquer que « la distinction métaphysique que l’on cherche à établir entre la morale matérielle et la morale raisonnée est aussi absurde que les autres distinctions analogues. »