Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/153

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de bienveillance générale envers l’humanité et insensibles à toute idée religieuse, qui, faits prisonniers, ont bravement sacrifié leur vie[1], plutôt que de trahir leurs compagnons ; il est évident qu’on doit voir là un acte moral. Quant à la réflexion et à la victoire remportée sur des motifs contraires, ne voyons-nous pas des animaux hésiter entre des instincts opposés, au moment de venir au secours de leurs petits ou de leurs semblables en danger ? Cependant, on ne qualifie pas de morales ces actions accomplies au profit d’autres individus. En outre, si nous répétons souvent un acte, nous finissons par l’accomplir sans hésitation, sans réflexion, et alors il ne se distingue plus d’un instinct ; personne ne saurait prétendre, cependant, que cet acte cesse d’être moral. Nous sentons tous, au contraire, qu’un acte n’est parfait, n’est accompli de la manière la plus noble, qu’à condition qu’il soit exécuté impulsivement, sans réflexion et sans effort, exécuté, en un mot, comme il le serait par l’homme chez lequel les qualités requises sont innées. Celui qui, pour agir, est obligé de surmonter sa frayeur ou son défaut de sympathie, mérite, cependant, dans un sens, plus d’éloges que l’homme dont la tendance innée est de bien agir sans effort. Ne pouvant distinguer les motifs, nous appelons morales toutes les actions de certaine nature, lorsqu’elles sont accomplies par un être moral. Un être moral est celui qui est capable de comparer ses actes ou ses motifs passés ou futurs, et de les approuver ou de les désapprouver. Nous n’avons aucune raison pour supposer que les animaux inférieurs possèdent cette faculté ; en conséquence, lorsqu’un chien de Terre-Neuve se jette dans l’eau pour en retirer un enfant, lorsqu’un singe brave le danger pour sauver son camarade, ou prend à sa charge un singe orphelin, nous n’appliquons pas le terme « moral » à sa conduite. Mais, dans le cas de l’homme, qui seul peut être considéré avec certitude comme un être moral, nous qualifions de « morales » les actions d’une certaine nature, que ces actions soient exécutées après réflexion, après une lutte contre des motifs contraires, par suite des effets d’habitudes acquises peu à peu, ou enfin d’une manière impulsive et par instinct.

Pour en revenir à notre sujet immédiat, bien que quelques instincts soient plus énergiques que d’autres et provoquent ainsi des actes correspondants, on ne saurait, cependant, affirmer que les instincts sociaux (y compris l’amour des louanges et la crainte du blâme) soient ordinairement plus énergiques chez l’homme ou

  1. J’ai indiqué (Voyage d’un naturaliste, etc., p. 103) un cas analogue, celui de trois Patagons qui préférèrent se laisser fusiller l’un après l’autre, plutôt que de trahir leurs compagnons.