Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/154

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soient devenus tels par habitude longtemps continuée, que les instincts, par exemple, de la conservation, de la faim, de la convoitise, de la vengeance, etc. Pourquoi l’homme regrette-t-il, alors même qu’il pourrait tenter de bannir ce genre de regrets, d’avoir cédé à une impulsion naturelle plutôt qu’à une autre, et pourquoi sent-il, en outre, qu’il doit regretter sa conduite ? Sous ce rapport, l’homme diffère profondément des animaux inférieurs ; nous pouvons, cependant, je crois, expliquer assez clairement la raison de cette différence.

L’homme, en raison de l’activité de ses facultés mentales, ne saurait échapper à la réflexion ; les impressions et les images du passé traversent sans cesse sa pensée avec une netteté absolue. Or, chez les animaux qui vivent en société d’une manière permanente, les instincts sociaux sont toujours présents et persistants. Ces animaux sont toujours prêts, entraînés, si l’on veut, par l’habitude, à pousser le signal du danger pour défendre la communauté et à prêter aide et secours à leurs camarades ; ils éprouvent à chaque instant pour ces derniers, sans y être stimulés par aucune passion ni par aucun désir spécial, une certaine affection et quelque sympathie ; ils ressentent du chagrin, s’ils en sont longtemps séparés, et ils sont toujours heureux de se trouver dans leur société, il en est de même pour nous. Alors même que nous sommes isolés, nous nous demandons bien souvent, et cela ne laisse pas de nous occasionner du plaisir ou de la peine, ce que les autres pensent de nous ; nous nous inquiétons de leur approbation ou de leur blâme ; or ces sentiments procèdent de la sympathie, élément fondamental des instincts sociaux. L’homme qui ne posséderait pas de semblables sentiments, serait un monstre. Au contraire, le désir de satisfaire la faim, ou une passion comme la vengeance, est un sentiment passager de sa nature, et peut être rassasié pour un temps. Il n’est même pas facile, peut-être est-il impossible, d’évoquer dans toute sa plénitude la sensation de la faim, par exemple, et, comme on l’a souvent remarqué, celle d’une souffrance quelle qu’elle soit. Nous ne ressentons l’instinct de la conservation qu’en présence du danger, et plus d’un poltron s’est cru brave jusqu’à ce qu’il se soit trouvé en face de son ennemi. L’envie de la propriété d’autrui est peut-être un des désirs les plus persistants ; mais, même dans ce cas, la satisfaction de la possession réelle est généralement une sensation plus faible que ne l’est celle du désir. Bien des voleurs, à condition qu’ils ne le soient pas par profession, se sont, après le succès de leur vol, étonnés de l’avoir commis[1].

  1. L’inimitié ou la haine semble être aussi un instinct très persistant, plus