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BAHIA BLANCA.

récent pour qu’ils le suivent facilement. Nous apprîmes aussi que Miranda, en quittant l’extrémité occidentale de la sierra Ventana, s’était rendu en droite ligne à l’île de Cholechel, située à 70 lieues de distance sur le cours du rio Negro. Il avait donc fait 200 ou 300 milles à travers un pays absolument inconnu. Y a-t-il d’autres armées au monde qui soient aussi indépendantes ? Avec le soleil pour guide, la chair des juments pour nourriture, leur garniture de selle pour lit, ces hommes iraient jusqu’au bout du monde, à condition qu’ils trouvent un peu d’eau de temps en temps.

Quelques jours après, je vis partir un autre détachement de ces soldats, ressemblant à des bandits, qui allaient faire une expédition contre une tribu d’Indiens qui se trouvait campée près des petites Salinas. La présence de cette tribu avait été trahie par un cacique prisonnier. L’Espagnol qui apporta l’ordre de marche était un homme fort intelligent. Il me donna quelques détails sur le dernier engagement auquel il avait assisté. Quelques Indiens faits prisonniers avaient indiqué le campement d’une tribu vivant sur la rive nord du Colorado. On envoya deux cents soldats pour les attaquer. Ceux-ci découvrirent les Indiens, grâce au nuage de poussière que soulevaient les sabots de leurs chevaux, car ils avaient levé leur camp et s’en allaient. Le pays était montagneux et sauvage, et on devait être fort loin dans l’intérieur, car la Cordillère était en vue. Les Indiens, hommes, femmes et enfants, composaient un groupe d’environ cent dix personnes, et presque tous furent pris ou tués, car les soldats ne font quartier à aucun homme. Les Indiens éprouvent actuellement une si grande terreur, qu’ils ne résistent plus en corps : chacun d’eux s’empresse de fuir isolément, abandonnant femmes et enfants ; mais, quand on parvient à les atteindre, ils se retournent comme des bêtes fauves et se battent contre quelque nombre d’hommes que ce soit. Un Indien mourant saisit avec ses dents le pouce d’un des soldats qui le poursuivait, et se laissa arracher l’œil plutôt que de lâcher prise. Un autre, grièvement blessé, feignit d’être mort en ayant soin de tenir son couteau à sa portée pour frapper un dernier coup. L’Espagnol qui me donnait ces renseignements ajoutait qu’il poursuivait lui-même un Indien qui lui demandait grâce tout en essayant de détacher ses bolas afin de l’en frapper. « Mais d’un coup de sabre je le précipitai à bas de son cheval, et, sautant lestement à terre, je lui coupai la gorge avec mon couteau. » Ce sont là,