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Page:Darwin - Voyage d’un naturaliste autour du monde, trad. Barbier, 1875.djvu/263

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LES FUÉGIENS.

tribus fuégiennes retardera pendant longtemps leur civilisation. Il en est, pour les races humaines, de même que pour les animaux que leur instinct pousse à vivre en société ; ils sont plus propres au progrès s’ils obéissent à un chef. Que ce soit une cause ou un effet, les peuples les plus civilisés ont toujours le gouvernement le plus artificiel. Les habitants d’Otahiti, par exemple, étaient gouvernés par des rois héréditaires à l’époque de leur découverte et ils avaient atteint un bien plus haut degré de civilisation qu’une autre branche du même peuple, les Nouveaux-Zélandais, qui, bien qu’ayant fait de grands progrès parce qu’ils avaient été forcés de s’occuper d’agriculture, étaient républicains dans le sens le plus absolu du terme. Il semble impossible que l’état politique de la Terre de Feu puisse s’améliorer tant qu’il n’aura pas surgi un chef quelconque, armé d’un pouvoir suffisant pour assurer la possession des progrès acquis, la domination des animaux, par exemple. Actuellement, si on donne une pièce d’étoffe à l’un d’eux, il la déchire en morceaux et chacun en a sa part ; aucun individu ne peut devenir plus riche que son voisin. D’un autre côté, il est difficile qu’un chef surgisse tant que ces peuplades n’auront pas acquis l’idée de la propriété, idée qui lui permettra de manifester sa supériorité et d’accroître sa puissance.

Je crois que l’homme, dans cette partie extrême de l’Amérique du Sud, est plus dégradé que partout ailleurs dans le monde. Comparées aux Fuégiens, les deux races d’insulaires de la mer du Sud qui habitent le Pacifique sont civilisées. L’Esquimau, dans sa hutte souterraine, jouit de quelques-uns des conforts de la vie, et, lorsqu’il est dans son canot, il montre une grande habileté. Quelques-unes des tribus de l’Afrique méridionale qui se nourrissent de racines et qui vivent au milieu de plaines sauvages et arides sont, sans doute, fort misérables. L’Australien se rapproche du Fuégien par la simplicité des arts de la vie ; il peut cependant se vanter de son boomerang, de sa lance, de son bâton de jet, de sa manière de monter aux arbres, des ruses qu’il emploie pour chasser les animaux sauvages. Bien que l’Australien soit supérieur au Fuégien sous le rapport des progrès accomplis, il ne s’ensuit en aucune façon qu’il lui soit supérieur aussi en capacité mentale. Je croirais, au contraire, d’après ce que j’ai vu des Fuégiens à bord du Beagle et d’après ce que j’ai lu sur les Australiens, que le contraire approche plus de la vérité.