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Page:Darwin - Voyage d’un naturaliste autour du monde, trad. Barbier, 1875.djvu/262

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LA TERRE DE FEU.

taine Fitz-Roy et mange aussi proprement qu’autrefois. Il nous dit qu’il a trop, il voulait dire assez à manger, qu’il ne souffre pas du froid, que ses parents sont de fort braves gens et qu’il ne désire pas retourner en Angleterre. Dans la soirée, nous découvrons la cause de ce grand changement dans les idées de Jemmy : sa jeune et jolie femme arrive sur le vaisseau. Toujours reconnaissant, il avait apporté deux magnifiques peaux de loutre pour ses meilleurs amis et des pointes de lance ainsi que des flèches fabriquées par lui-même pour le capitaine. Il nous dit qu’il a construit lui-même son canot et se vante de pouvoir parler un peu sa langue maternelle ! Mais, fait fort singulier, il paraît avoir enseigné quelques mots d’anglais à toute sa tribu. Jemmy avait perdu tout ce que nous lui avions laissé. Il nous raconta que York Minster avait construit un grand canot et que, accompagné de sa femme Fuégia[1], il était retourné depuis plusieurs mois dans son pays. Il avait pris congé de Jemmy par un grand acte de trahison : il lui avait persuadé, ainsi qu’à sa mère, de venir avec lui dans son pays, puis une belle nuit il l’avait abandonné en lui enlevant tout ce qu’il possédait.


Jemmy alla coucher à terre, mais il revint le lendemain matin et resta à bord jusqu’au moment où le vaisseau mit à la voile, ce qui effraya sa femme, qui ne cessa de crier jusqu’à ce qu’il fût revenu dans son canot. Il partait chargé d’une foule d’objets ayant une grande valeur pour lui. Tous nous ressentions quelque chagrin en pensant que nous lui serrions la main pour la dernière fois. Je ne doute pas actuellement qu’il ne soit aussi heureux, plus heureux peut-être, que s’il n’avait jamais quitté son pays. Chacun doit sincèrement désirer que le noble espoir du capitaine Fitz-Roy se réalise et qu’en reconnaissance des nombreux sacrifices qu’il a faits pour ces Fuégiens, quelque matelot naufragé reçoive aide et protection des descendants de Jemmy Button et de sa tribu. Dès que Jemmy eut touché le sol, il alluma un feu en signe de dernier adieu tandis que notre vaisseau poursuivait sa route vers la haute mer.


La parfaite égalité qui règne chez les individus composant les

  1. Le capitaine Sulivan, qui, depuis son voyage dans le Beagle, a habité les îles Falkland, a appris d’un baleinier, en 1842 (?), que, dans la partie occidentale du détroit de Magellan, il fut tout étonné de recevoir à son bord une femme indigène qui parlait un peu d’anglais. C’était sans doute Fuégia Basket. Elle passa plusieurs jours à bord, menant, je le crains, une vie assez dissolue.