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Page:Darwin - Voyage d’un naturaliste autour du monde, trad. Barbier, 1875.djvu/294

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CHILI CENTRAL.

pour briser, pour enlever, pour aplanir des parties si considérables de ces masses colossales ? Il est bon dans ce cas de se rappeler les immenses couches de cailloux et de sédiments de la Patagonie, couches qui augmenteraient de tant de milliers de pieds la hauteur des Cordillères, si on les empilait sur elles. Alors que j’étais en Patagonie, je m’étonnais qu’il se soit trouvé une chaîne de montagnes assez colossale pour fournir de semblables masses sans disparaître entièrement. Il ne faut pas se laisser aller ici à l’étonnement contraire et se mettre à douter que le temps tout-puissant ne parvienne à changer en cailloux et en boue les gigantesques Cordillères elles-mêmes.

Les Andes m’offrent un aspect tout différent de celui auquel je m’attendais. La limite inférieure des neiges est, bien entendu, horizontale, et les sommets égaux de la chaîne semblent tout à fait parallèles jusqu’à cette ligne. À de longs intervalles seulement, un groupe de pointes ou un seul cône indique l’emplacement d’un ancien cratère ou d’un volcan encore en activité. Aussi la chaîne des Andes ressemble-t-elle à un mur immense surmonté çà et là par une tour ; ce mur borne admirablement le pays.

De quelque côté que l’on tourne les yeux, on voit des trous de mines ; la fièvre des mines d’or est telle, au Chili, qu’on a exploré toutes les parties du pays. Je passe la soirée comme la veille, en causant auprès du feu avec mes deux compagnons. Les Guasos du Chili correspondent aux Gauchos des Pampas, mais ce sont en somme des êtres tout différents. Le Chili est plus civilisé, aussi les habitants ont-ils perdu beaucoup de leur caractère individuel. Les gradations de rang sont ici bien plus marquées ; le Guaso ne considère pas tous les hommes comme ses égaux et j’ai été tout surpris de voir que mes compagnons n’aimaient pas à prendre leurs repas en même temps que moi. Ce sentiment d’inégalité est une conséquence nécessaire de l’existence d’une aristocratie de fortune. On dit qu’il y a ici quelques grands propriétaires qui ont de 125 000 à 200 000 francs de revenu annuel. C’est là une inégalité de fortune qui ne se rencontre pas, je crois, dans les pays où l’on élève le bétail à l’est des Andes. Le voyageur ne trouve plus ici cette hospitalité sans bornes qui fait refuser tout payement et qui est offerte de si bonne grâce, que l’on ne peut se faire aucun scrupule à l’accepter. Presque partout, au Chili, on vous reçoit pour la nuit, mais on s’attend à ce que vous donniez quelque chose en partant le matin et même un homme riche accepte parfaitement