Page:Darwin - Voyage d’un naturaliste autour du monde, trad. Barbier, 1875.djvu/61

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sons des faubourgs s’élèvent sur la plaine comme autant d’êtres isolés, sans jardins, sans cours d’aucune espèce. C’est d’ailleurs la mode du pays, mais toutes les maisons ont, en conséquence, une apparence peu confortable. Nous passons la nuit dans une pulperia ou cabaret. Un grand nombre de Gauchos viennent le soir boire des spiritueux et fumer leurs cigares. Leur apparence est très-frappante ; ils sont ordinairement grands et beaux, mais ils ont empreint sur le visage tous les signes de l’orgueil et de la débauche ; ils portent souvent la moustache et les cheveux fort longs, bouclés sur le dos. Leurs vêtements aux couleurs voyantes, leurs éperons formidables sonnant à leurs talons, leurs couteaux portés à la ceinture en guise de dagues, couteaux dont ils font un si fréquent usage, leur donnent un aspect tout différent de ce que pourrait faire supposer leur nom de Gauchos, ou simples paysans. Ils sont extrêmement polis ; ils ne boivent jamais sans vous demander de goûter à leur boisson ; mais, pendant qu’ils vous font un salut gracieux, on peut se dire qu’ils sont tout prêts à vous assassiner, si l’occasion s’en présente.

Le troisième jour nous suivons une direction assez irrégulière, car j’étais occupé à examiner quelques couches de marbre. Nous apercevons beaucoup d’autruches (Struthio rhea) sur les belles plaines de gazon. Quelques bandes contenaient jusqu’à vingt ou trente individus. Quand ces autruches se placent sur une petite éminence et que leur silhouette se découpe sur le ciel, cela compose un fort joli spectacle. Je n’ai jamais rencontré autruches aussi apprivoisées dans aucune autre partie du pays ; elles vous laissent approcher jusque tout près d’elles, mais alors elles étendent leurs ailes, fuient devant le vent et vous laissent bientôt en arrière, quelle que soit la vitesse de votre cheval.

Nous arrivons le soir à l’habitation de don Juan Fuentes, riche propriétaire foncier, mais que ne connaît personnellement aucun de mes compagnons. Quand on approche de la maison d’un étranger, il y a quelques points d’étiquette à observer. On met son cheval au pas, on récite un Ave, Maria, et il n’est pas poli de mettre pied à terre avant que quelqu’un sorte de la maison et vous demande de descendre de cheval ; la réponse stéréotypée du propriétaire est : Sin pecado concebida, c’est-à-dire « conçue sans péché. » On entre alors dans la maison, on cause de choses et d’autres pendant quelques minutes, puis on demande l’hospitalité pour la nuit, ce qui, bien entendu, s’accorde toujours. L’étranger