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LE RIO NEGRO.

septentrionale de la grande vallée dans laquelle coule le rio Negro. Nous voyons, en passant, les ruines de quelques belles estancias détruites, il y a quelques années, par les Indiens, après avoir repoussé bien des attaques. Un homme qui habitait une de ces estancias lors d’une attaque me raconta comment les choses s’étaient passées. Les habitants, prévenus à temps, avaient pu faire rentrer tous les bestiaux et tous les chevaux dans le corral[1] qui entourait la maison, et monter quelques petites pièces de canon. Les Indiens, des Araucaniens du Chili méridional, au nombre de plusieurs centaines, et parfaitement disciplinés, se montrèrent bientôt sur une colline voisine, divisés en deux troupes ; ils descendirent de cheval, se débarrassèrent de leurs manteaux de fourrure, et s’avancèrent tout nus à l’attaque. La seule arme d’un Indien consiste en un bambou, ou chuzo, fort long, orné de plumes d’autruche et terminé par une pointe de lance fort acérée. Mon compagnon semblait éprouver encore une profonde terreur en se rappelant ces souvenirs. Arrivé près de l’habitation, le cacique Pincheira ordonna aux assiégés de déposer les armes ou autrement les menaça de mort. Comme dans toutes les circonstances c’eût été là le résultat de l’entrée des Indiens, on ne répondit que par une volée de coups de fusil. Les Indiens, sans se laisser effrayer, s’approchèrent de la palissade du corral ; mais, à leur grande surprise, ils s’aperçurent que les poteaux étaient cloués les uns aux autres, au lieu d’être attachés par des lanières de cuir comme à l’ordinaire, et ils essayèrent en vain de s’ouvrir une brèche avec leurs couteaux. Cette circonstance sauva la vie des blancs ; les Indiens emportèrent leurs nombreux blessés, et enfin, un de leurs sous-caciques ayant été atteint, ils battirent en retraite. Ils allèrent retrouver leurs chevaux et semblèrent tenir un conseil de guerre, terrible pause pour les Espagnols, qui, à l’exception de quelques cartouches, avaient épuisé toutes leurs munitions. Au bout d’un instant, les Indiens remontèrent à cheval et disparurent bientôt. Une autre fois, une attaque des Indiens fut encore plus vite repoussée : un Français, ayant beaucoup de calme et de sang-froid, s’était chargé de pointer le canon ; il attendit jusqu’à ce que les Indiens le touchassent presque, puis il fit feu ; le canon était chargé à mitraille, et trente-neuf sauvages tombè-

  1. Le corral est un enclos fait au moyen de fortes pièces de bois enfoncées en terre et reliées les unes aux autres. Chaque estancia ou ferme a son corral.