Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/287

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pas dit tout ce que l’on voulait dire. L’œuvre qu’on portait en soi paraît toujours plus belle que celle qu’on a faite. Tant de choses se perdent en ce voyage de la tête à la main ! À voir dans les profondeurs du rêve, l’idée du livre ressemble à ces jolies méduses de la Méditerranée qui passent dans la mer comme des nuances flottantes ; posées sur le sable, ce n’est plus qu’un peu d’eau, quelques gouttes décolorées que le vent sèche tout de suite.

Hélas ! ni ces joies ni ces désillusions, le pauvre garçon n’avait rien eu, lui, de sa dernière œuvre. C’était navrant à voir, cette tête inerte et lourde, endormie sur l’oreiller, et à côté ce livre tout neuf, qui allait paraître aux vitrines, se mêler aux bruits de la rue, à la vie de la journée, dont les passants liraient le titre machinalement, l’emporteraient dans leur mémoire, au fond de leurs yeux, avec le nom de l’auteur, ce même nom inscrit à la page triste des mairies, et si riant, si gai sur la couverture de couleur claire. Le problème de l’âme et du corps semblait tenir là tout entier, entre ce corps rigide qu’on allait ensevelir, oublier, et ce livre qui se détachait de lui, comme une âme visible, vivante, et peut-être immortelle…

… « Il m’en avait promis un exemplaire… » dit tout bas près de moi une voix larmoyante. Je me retournai, et j’aperçus, sous des lunettes