Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/289

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gloutit. Puis, une fois le volume bien approfondi dans sa poche, il resta sans bouger, sans parler, la tête penchée sur l’épaule, essuyant ses lunettes d’un air attendri… Qu’attendait-il ? qu’est-ce qui le retenait ? Peut-être un peu de honte, l’embarras de partir tout de suite, comme s’il n’était venu que pour cela ?

Eh bien, non !

Sur la table, dans le papier d’emballage à moitié enlevé, il venait d’apercevoir quelques exemplaires d’amateur, la tranche épaisse, non rognés, avec de grandes marges, fleurons, culs-de-lampe ; et malgré son attitude recueillie, son regard, sa pensée, tout était là… Il en louchait, le malheureux !

Ce que c’est pourtant que la manie d’observer ! Moi-même je m’étais laissé distraire de mon émotion, et je suivais, à travers mes larmes, cette petite comédie navrante qui se jouait au chevet du mort. Doucement, par petites secousses invisibles, l’amateur se rapprochait de la table. Sa main se posa comme par hasard sur un des volumes ; il le retourna, l’ouvrit, palpa le feuillet. À mesure son œil s’allumait, le sang lui montait aux joues. La magie du livre opérait en lui… À la fin, n’y tenant plus, il en prit un :

« C’est pour M. de Sainte-Beuve », me dit-il à demi-voix, et dans sa fièvre, son trouble, la