Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/61

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quait dans son esprit une autre image non moins terrible. Je la rassurai de mon mieux ; mais, au fond, je gardais peu d’espoir. Nous avions affaire à une belle et bonne hémiplégie, et, à quatre-vingts ans, on n’en revient guère. Pendant trois jours, en effet, le malade resta dans le même état d’immobilité et de stupeur… Sur ces entrefaites, la nouvelle de Reichshoffen arriva à Paris. Vous vous rappelez de quelle étrange façon. Jusqu’au soir, nous crûmes tous à une grande victoire, vingt mille Prussiens tués, le prince royal prisonnier… Je ne sais par quel miracle, quel courant magnétique, un écho de cette joie nationale alla chercher notre pauvre sourd-muet jusque dans les limbes de sa paralysie ; toujours est-il que ce soir-là, en m’approchant de son lit, je ne trouvai plus le même homme. L’œil était presque clair, la langue moins lourde. Il eut la force de me sourire et bégaya deux fois :

« — Vic… toi… re !

« — Oui, colonel, grande victoire !…

« Et à mesure que je lui donnais des détails sur le beau succès de Mac-Mahon, je voyais ses traits se détendre, sa figure s’éclairer…

« Quand je sortis, la jeune fille m’attendait, pâle et debout devant la porte. Elle sanglotait.

« — Mais il est sauvé ! » lui dis-je en lui prenant les mains.