Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/67

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soins, à nos efforts, à l’infatigable tendresse qui se multipliait autour de lui, la sérénité du vieillard ne fut pas un instant troublée. Jusqu’au bout, je pus lui avoir du pain blanc, de la viande fraîche. Il n’y en avait que pour lui, par exemple ; et vous ne pouvez rien imaginer de plus touchant que ces déjeuners de grand-père, si innocemment égoïstes, le vieux sur son lit, frais et riant, la serviette au menton ; près de sa petite-fille, un peu pâlie par les privations, guidant ses mains, le faisant boire, l’aidant à manger toutes ces bonnes choses défendues. Alors, animé par le repas, dans le bien-être de sa chambre chaude, la bise d’hiver au-dehors, cette neige qui tourbillonnait à ses fenêtres, le vieux cuirassier se rappelait ses campagnes dans le Nord et nous racontait pour la centième fois cette sinistre retraite de Russie où l’on n’avait à manger que du biscuit gelé et de la viande de cheval :

« — Comprends-tu cela, petite ! nous mangions du cheval !

« Je crois bien qu’elle le comprenait. Depuis deux mois, elle ne mangeait pas autre chose… De jour en jour cependant, à mesure que la convalescence approchait, notre tâche autour du malade devenait de plus en plus difficile. Cet engourdissement de tous ses sens, de tous