Page:Daudet - Fromont jeune et Risler aîné, 1874.djvu/129

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comédien était si forte en lui, qu’à cette douleur si sincère, il avait cru devoir mettre un masque tragique et de convention.

À peine entré, il s’arrêta, promena un regard fatal sur l’atelier, la table chargée d’ouvrage, son petit souper qui l’attendait servi dans un coin, et les deux chères figures anxieuses levant vers lui des yeux brillants. Le comédien resta bien une minute sans parler, et vous savez si c’est long au théâtre un silence d’une minute ; ensuite il fit trois pas, tomba sur une chaise basse à côté de la table, et dit d’une voix sifflante. « Ah ! je suis damné. »

En même temps il donna sur la table un coup de poing si terrible que les oiseaux et mouches pour modes s’envolèrent aux quatre coins de la chambre. Sa femme, effrayée, se leva et s’approcha timidement de lui, pendant que Désirée se soulevait à demi sur son fauteuil, avec une expression d’angoisse nerveuse qui lui contractait tous les traits.

Affaissé sur sa chaise, les bras jetés, vaincu, la tête sur la poitrine, le comédien parlait tout seul. Monologue haché, entrecoupé, traversé de soupirs et de hoquets dramatiques, plein d’imprécations contre les bourgeois féroces, égoïstes, ces monstres à qui l’artiste donne sa chair et son sang en pâture.

Ensuite il repassa toute sa vie de théâtre, les triomphes du début, la couronne d’or des abonnés d’Alençon, son mariage avec cette « sainte femme » ; et il montrait la pauvre créature qui se tenait debout près de lui, tout en larmes, les lèvres tremblantes, remuant