Page:Daudet - Fromont jeune et Risler aîné, 1874.djvu/273

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désaccord frappant entre sa mère exténuée, à peine vêtue dans ses petites robes noires qui la faisaient paraître encore plus maigre et plus hâve, et son père heureux, bien nourri, oisif, tranquille, inconscient. D’un coup d’œil elle comprit la différence des deux existences. Ce cercle d’habitudes, où les enfants finissent par ne plus voir très clair, leurs yeux étant faits à sa lumière particulière, avait disparu pour elle. À présent elle jugeait ses parents à distance, comme si insensiblement elle s’éloignait d’eux. C’était encore une torture, cette clairvoyance de la dernière heure. Qu’allaient-ils devenir quand elle ne serait plus là ? Ou sa mère travaillerait trop et mourrait à la peine ; ou bien la pauvre femme serait obligée de cesser tout travail, et cet égoïste compagnon, toujours préoccupé de ses ambitions théâtrales, les laisserait peu à peu glisser tous les deux dans la grande misère, ce trou noir qui s’élargit, s’approfondit à mesure qu’on descend.

Ce n’était pourtant pas un méchant homme. Il le leur avait prouvé maintes fois. Seulement il y avait là un aveuglement immense que rien n’avait pu dissiper… Et si elle essayait, elle. Si, avant de partir, – quelque chose lui disait que ce serait bientôt – si, avant de partir, elle arrachait l’épais bandeau que ce pauvre homme se maintenait volontairement et de force sur les yeux.

Une main légère, aimante comme la sienne, pouvait seule tenter cette opération-là. Elle seule avait le droit de dire à son père :

« Gagne ta vie… Renonce au théâtre. »