Page:Daudet - Jack, I.djvu/130

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Elle est folle. »

Elle l’était en effet, et, depuis le dîner, elle se torturait l’esprit à chercher un moyen de rentrer en grâce. Enfin elle avait trouvé ; et comme le poëte arrivait près d’elle, dans sa promenade de panthère encagée :

— Si M. d’Argenton voulait être bien aimable, il nous dirait ce beau poëme qui a eu tant de succès au gymnase l’autre soir… J’y ai pensé toute la semaine… Il y a surtout un vers qui me poursuit… Moi je… moi je… Comment donc ?… ah !…

Moi, je crois à l’amour comme je crois au bon Dieu.

— En Dieu ! fit le poëte avec une grimace horrible comme si on lui avait pris le doigt dans une porte.

La comtesse, qui ne connaissait pas très bien la prosodie, ne comprit qu’une chose, c’est qu’elle lui avait encore déplu. Le fait est qu’il commençait à lui causer cette impression stupéfiante dont elle ne put jamais se défendre et qui fit ressembler son amour pour lui à ce culte aplati, terrifié, que les Japonais rendent à leurs farouches idoles aux yeux de jade. Devant lui, elle était plus sotte que nature et perdait même ce charme vif d’oiseau sautillant, cet imprévu de pensée et d’expression où son esprit borné pouvait plaire par une constante variété.

Pourtant l’idole s’humanisa ; et pour montrer à madame de Barancy qu’il ne lui gardait pas rancune d’avoir écorché ses vers, d’Argenton suspendit un moment son exercice hygiénique :