Page:Daudet - Jack, I.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui l’avait mis au pain et à l’eau pendant six mois et dont personne n’avait parlé. Il travaillait pourtant beaucoup, possédait la foi, la volonté ; mais ce sont là des forces perdues pour la poésie, à qui l’on demande surtout des ailes. D’Argenton n’en avait pas. Il sentait peut-être à leur place cette inquiétude que laisse un membre absent, mais voilà tout ; et il perdait son temps et sa peine en efforts inutiles et infructueux.

Les leçons qu’il donnait pour vivre lui permettaient d’atteindre, à force de privations, la fin de chaque mois, où sa tante, retirée en province, lui envoyait une pension. Tout cela ressemblait bien peu à l’idéal que s’en faisait Ida, à cette vie dissipée de poëte mondain, promenée de succès en intrigues dans tous les salons du noble faubourg.

D’une nature orgueilleuse et froide, le poëte avait fui jusqu’à ce jour toute liaison sérieuse. Pourtant les occasions ne lui manquaient pas. On sait qu’il se trouve toujours des séries de femmes pour aimer ces êtres-là, et mordre à leur « Je crois à l’amour » comme l’ablette à l’hameçon. Mais pour d’Argenton, les femmes n’avaient jamais été qu’un obstacle, une perte de temps. Leur admiration lui suffisait ; il se plaçait à dessein plus haut, dans les sphères où l’on plane, entouré d’adorations auxquelles il dédaignait de répondre.

Ida de Barancy était bien la première qui lui eût fait une réelle impression. Elle ne s’en doutait guère ; et chaque fois qu’attirée vers le gymnase plus sou-