Page:Daudet - Jack, II.djvu/113

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Le chauffeur feuilleta machinalement ce recueil d’inepties, souillé de ses mains, taché de noir à mesure qu’il lisait. Et tout à coup, en voyant les noms de tous ses bourreaux réunis là, épanouis sur cette couverture satinée et de couleur tendre, quelque chose de fier se réveilla en lui. Il eut une minute d’indignation et de rage, et du fond de son antre il leur criait en brandissant ses poings comme s’ils avaient pu le voir et l’entendre : « Ah ! misérables, misérables, qu’est-ce que vous avez fait de moi ? » Mais ce ne fut qu’un éclair. La chambre de chauffe et l’alcool eurent vite raison de ce mouvement de révolte, et l’atonie où le malheureux s’enfonçait chaque jour davantage l’eut bientôt recouvert de ses grises étendues qui font penser à du sable amoncelé sur des caravanes en déroute, enlisées grain à grain, et dont les voyageurs, les guides, les chevaux, restent ensevelis avec toutes les apparences de la vie.

Chose étrange, à mesure que son cerveau s’éteignait, que sa volonté perdait tous ses ressorts, son corps excité, soutenu, alimenté par un réconfort persistant, semblait devenir plus vigoureux. Sa démarche se maintenait aussi ferme, sa force au travail aussi égale dans l’ivresse que dans l’état normal, tellement il s’était habitué au poison, endurci à tous ses effets extérieurs. Son masque même, pâle, convulsé, restait impénétrable, raidi par cet effort de l’homme qui fait marcher droit son ivresse, la condamne au silence. Exact à sa