Page:Daudet - Jack, II.djvu/189

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il n’y a pas de pires yeux que ceux qui ne veulent pas voir, et moi je tenais à être aveugle. Il fallut bien pourtant se rendre à l’évidence, Madeleine ayant avoué à sa mère qu’ils s’aimaient. J’allai immédiatement trouver le comte, bien résolu à le faire s’expliquer.

Il s’expliqua en effet, et sur un ton de rondeur, de franchise, qui m’alla au cœur. Il aimait ma fille et me la demandait, sans me cacher tous les obstacles que sa famille, entêtée de noblesse, opposerait à nos projets. Il ajoutait qu’il était en âge de se passer d’un consentement, et que d’ailleurs son avoir personnel joint à ce que je donnerais à Madeleine suffirait largement aux dépenses d’un ménage. Une grande disproportion de fortune m’aurait effrayé, ce qu’il me disait de la modicité de ses ressources me séduisit tout de suite. Et puis cet air de grand seigneur bon enfant, cette facilité à arranger les affaires, à tout décider, à tout signer les yeux fermés… Bref, il était installé à la maison comme notre futur gendre que nous nous demandions encore par quelle porte il était entré. Je sentais bien qu’il y avait là quelque chose d’un peu vif, d’un peu irrégulier ; mais le bonheur de ma fille m’étourdissait, et quand la mère me disait : « Il faut prendre des renseignements, nous ne pouvons pas donner notre enfant au hasard, » je me moquais d’elle et de ses perpétuels tremblements. J’étais si sûr de mon homme ! Un jour pourtant je parlai de lui à M. de Viéville, un des principaux actionnaires de la chasse en forêt :