Page:Daudet - Jack, II.djvu/257

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noce, remplissait les garçons d’un profond mépris traduit par des clignements d’yeux entre eux et un sérieux impassible vis-à-vis des invités. Bélisaire avait à côté de lui un de ces messieurs qui l’accablait, l’opprimait d’une sainte terreur ; un autre planté en face, derrière la chaise de sa femme, le fixait si désagréablement que le brave camelot, pour échapper à cette surveillance, avait pris la carte placée à sa gauche et ne faisait que la lire et la relire. Un éblouissement, cette carte ! Parmi certains mots familiers faciles à reconnaître, comme canards, navets, filet, haricots, se dressaient des épithètes grandioses ou baroques, des noms de villes, de généraux, de batailles, Marengo, Richelieu, Chateaubriand, Barigoule, devant lesquels Bélisaire, comme tous les autres convives, demeurait stupéfié. Dire qu’ils allaient manger de tout cela ! Et vous figurez-vous la tête de ces malheureux quand on leur présentait deux assiettes de potage : « bisque ou purée Crécy ?… », deux bouteilles de vins d’Espagne : « Xérès ou Pacaret ?… », comme dans ces jeux de société où l’on vous donne à choisir entre deux noms de fleurs sous lesquels s’abritent des gageures imprévues. Comment se décider ? Chacun hésitait, puis lançait son choix au hasard. Le choix importait peu, du reste, les deux assiettes contenant la même eau tiède et douceâtre, les deux bouteilles n’étant qu’une seule et même liqueur jaune et troublée, une étrange rinçure qui rappelait à Jack