Page:Daudet - Jack, II.djvu/286

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effet, de cette lassitude dans la fin du dimanche déjà assombrie de la préoccupation du lendemain. Jack et sa mère suivaient le flot vivant, s’arrêtaient à un petit restaurant de Bagnolet ou de Romainville, et dînaient mélancoliquement. Ils essayaient de causer ensemble, de confondre un peu leurs idées ; mais c’était là la grande difficulté de leur existence en commun. Depuis si longtemps qu’ils vivaient loin l’un de l’autre, leur destinée avait été trop différente. Si les délicatesses d’Ida se soulevaient devant la nappe grossière du cabaret, à peine débarrassée d’anciennes taches de vin, si elle essuyait avec dégoût son verre et son couvert, Jack s’apercevait à peine de ces négligences de service, habitué depuis de longues années à tous les écœurements de la pauvreté. En revanche, son esprit élevé, son intelligence ouverte de jour en jour s’étonnaient de la vulgarité de sa mère autrefois ignorante, mais instinctive, faussée maintenant par son long séjour au milieu des Ratés. Elle avait des phrases typiques, des façons de parler prises à d’Argenton, un ton cassant et péremptoire dans toutes leurs discussions. « Moi, je… moi, je… » Elle commençait toujours ainsi et finissait par quelque geste dédaigneux qui signifiait clairement : « Je suis bien bonne de discuter avec toi, pauvre misérable ouvrier… » Grâce à ce miracle d’assimilation qui fait qu’au bout de quelques années de ménage la femme et le mari se ressemblent, Jack était effrayé de voir sur le beau visage de sa mère des ex-