Page:Daudet - Jack, II.djvu/335

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vendre. C’est même cette situation lamentable, jointe à quelques « crises » habilement ménagées, qui avaient pour toujours rendu à son « artiste » cette folle de Charlotte. Il n’avait eu qu’à se poser devant elle comme le grand homme vaincu, exténué, abandonné de tous, doutant d’une étoile incertaine autrefois entrevue, pour qu’elle lui fît des serments solennels :

— Maintenant je suis à toi… À toi pour toujours.

Au fond, ce d’Argenton n’était qu’un sot et un poseur ; mais on peut dire qu’il jouait de cette femme supérieurement et qu’il savait tirer de l’instrument banal des effets miraculeux. Si vous saviez de quels regards elle le couvait à cette soirée, comme elle le trouvait séduisant, maladif, génial, aussi beau que douze ans auparavant quand il lui était apparu sous les globes opalisés du salon Moronval, encore plus beau peut-être, car le milieu était différent, plus confortable, plus riche, et l’auréole de son poëte augmentée de nombreux rayons. Du reste le même entourage, le même personnel immuable. Voici Labassindre en velours vert-bouteille avec les bottes montantes de Faust, et le docteur Hirsch étoilé de taches chimiques, et Moronval en habit noir, blanc aux coutures, en cravate blanche, très noire aux plis, puis les « petits pays chauds, » l’éternel Égyptien à la peau tendue, le Japonais couleur safran, et le neveu de Berzélius, et l’homme qui a lu Proudhon. Voici tout le défilé grotesque, hâve, maigre, famélique, mais toujours plein d’illusions, avec des mains fié-