Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/163

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une grande chèvre qui tend son pis, les pattes écartées. Le directeur paraît joyeusement surpris :

« Ma foi, messieurs, voici qui se trouve bien… Deux de nos enfants sont en train de faire un petit lunch… Nous allons voir comment nourrices et nourrissons s’entendent.

— Qu’est-ce qu’il a ?… Il est fou », se dit Jenkins terrifié. Mais le directeur est très lucide au contraire, et lui-même a savamment organisé la mise en scène, en choisissant deux bêtes patientes et douces, et deux sujets exceptionnels, deux petits enragés qui veulent vivre à tout prix et ouvrent le bec à n’importe quelle nourriture comme des oiseaux encore au nid.

« Approchez-vous, messieurs, et rendez-vous compte. »

C’est qu’ils tètent véritablement, ces chérubins. L’un blotti, ramassé sous le ventre de la chèvre, y va de si bon cœur qu’on entend les glouglous du lait chaud descendre jusque dans ses petites jambes agitées par le contentement du repas. L’autre, plus calme, étendu paresseusement, a besoin de quelques petits encouragements de sa gardienne auvergnate :

« Tète, mais tète donc, bougrri !… »

Puis, à la fin, comme s’il avait pris une résolution subite, il se met à boire avec tant d’ardeur que la femme se penche vers lui, surprise de cet appétit extraordinaire et s’écrie en riant :

« Ah ! le bandit, en a-t-il de la malice… c’est son pouce qu’il tète à la place de la cabre. »

Il a trouvé cela, cet ange, pour qu’on le laisse tranquille… L’incident ne fait pas mauvais effet, au contraire, M. de la Perrière s’amuse beaucoup de cette idée de nourrice, que l’enfant a voulu leur faire une