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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/180

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geait du coup de pouce en zigzag dessinant l’éloge par un geste de rapin, des compliments de camarades sur la manière dont elle campait un bonhomme, ou bien de ces admirations poupines, des « chaamant… tès gentil » dont la gratifiaient les jeunes gandins mâchonnant le bout de leur canne. Celui-là au moins ne lui disait rien de semblable. Elle l’avait surnommé Minerve, à cause de sa tranquillité apparente, de la régularité de son profil ; et du plus loin qu’elle le voyait :

« Ah ! voilà Minerve… Salut, belle Minerve. Posez votre casque et causons. »

Mais ce ton familier, presque fraternel, convainquait le jeune homme de l’inutilité de son amour. Il sentait bien qu’il n’entrerait pas plus avant dans cette camaraderie féminine où manquait la tendresse, et qu’il perdait chaque jour son charme d’imprévu aux yeux de cette ennuyée de naissance qui semblait avoir déjà vécu sa vie et trouvait à tout ce qu’elle entendait ou voyait la fadeur d’un recommencement. Félicia s’ennuyait. Son art seul pouvait la distraire, l’enlever, la transporter dans une féerie éblouissante, d’où elle retombait toute meurtrie, étonnée chaque fois de ce réveil qui ressemblait à une chute. Elle se comparait elle-même à ces méduses dont l’éclat transparent, si vif dans la fraîcheur et le mouvement des vagues, s’en vient mourir sur le rivage en petites flaques gélatineuses. Pendant ces chômages artistiques où la pensée absente laisse la main lourde sur l’outil, Félicia, privée du seul nerf moral de son esprit devenait farouche, inabordable, d’une taquinerie haletante, revanche des mesquineries humaines contre les grands cerveaux lassés. Après qu’elle avait mis des larmes dans les yeux de tout ce qui l’aimait, cherché les souvenirs pénibles