Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/194

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ce richard surnaturel que les cent voix de la renommée désignent sous le nom du Nabab.

Oh ! la première fois qu’il est venu dans les bureaux, avec sa belle prestance, sa figure un peu chiffonnée peut-être, mais si distinguée, ses manières d’un habitué des cours, à tu et à toi avec tous les princes d’Orient, enfin ce je ne sais pas quoi d’assuré et de grand que donne l’immense fortune, j’ai senti mon cœur se fondre dans mon gilet à deux rangs de boutons. Ils auront beau dire avec leurs grands mots d’égalité, de fraternité, il y a des hommes qui sont tellement au-dessus des autres qu’on voudrait s’aplatir devant eux, trouver des formules d’adoration nouvelles pour les forcer à s’occuper de vous. Hâtons-nous d’ajouter que je n’ai eu besoin de rien de semblable pour attirer l’attention du Nabab. Comme je m’étais levé sur son passage, — ému, mais toujours digne, on peut se fier à Passajon, — il m’a regardé en souriant et il a dit à demi-voix au jeune homme qui l’accompagnait : « Quelle bonne tête de… » puis un mot après que je n’ai pas bien entendu, un mot en art, comme léopard. Pourtant non, ça ne doit pas être cela, je ne me sache pas une tête de léopard. Peut-être Jean Bart, quoique cependant je ne voie pas le rapport… Enfin, il a toujours dit : « Quelle bonne tête… » et cette bienveillance m’a rendu fier. Du reste, tous ces messieurs sont avec moi d’une bonté, d’une politesse. Il paraît qu’il y a eu une discussion à mon sujet dans le conseil pour savoir si on me garderait ou si l’on me renverrait comme notre caissier, cette espèce de grincheux qui parlait toujours de « faire fiche » le monde aux galères et qu’on a prié d’aller fabriquer ailleurs ses devants de chemises économiques. Bien fait ! Ça lui apprendra à être grossier avec les gens.