Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/195

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Pour moi, M. le gouverneur a bien voulu oublier mes paroles un peu vives en souvenir de mes états de services à la Territoriale et ailleurs ; et à la sortie du conseil, il m’a dit avec son accent musical : « Passajon, vous nous restez. » On se figure si j’ai été heureux, si je me suis confondu en marques de reconnaissance. Songez donc ! Je serais parti avec mes quatre sous sans espoir d’en gagner jamais d’autres, obligé d’aller cultiver ma vigne dans ce petit pays de Montbars, bien étroit pour un homme qui a vécu au milieu de toute l’aristocratie financière de Paris et des coups de banque qui font les fortunes. Au lieu de cela, me voilà établi à nouveau dans une place magnifique, ma garde-robe renouvelée, et mes économies, que j’ai palpées tout un jour, confiées aux bons soins du gouverneur qui s’est chargé de les faire fructifier. Je crois qu’il s’y entend à la manœuvre, celui-là. Et pas la moindre inquiétude à avoir. Toutes les craintes s’évanouissent devant le mot à la mode en ce moment dans tous les conseils d’administration, dans toutes les réunions d’actionnaires, à la Bourse, sur les boulevards et partout : « Le Nabab est dans l’affaire… » C’est-à-dire l’or déborde, les pires combinazione sont excellentes…

Il est si riche cet homme-là !

Riche à un point qu’on ne peut pas croire. Est-ce qu’il ne vient pas de prêter de la main à la main quinze millions au bey de Tunis… Je dis bien, quinze millions… Histoire de faire une niche aux Hemerlingue, qui voulaient le brouiller avec ce monarque et lui couper l’herbe sous le pied dans ces beaux pays d’Orient où elle pousse dorée, haute et drue… C’est un vieux Turc que je connais, le colonel Brahim, un de nos conseils à la Territoriale, qui a arrangé cette affaire.