Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/224

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pectueusement, comme on parle au chef de famille :

« Bonjour, l’Aîné. »

Peut-être l’âme captive l’avait-elle entendu du fond de ses limbes ténébreuses et abjectes. Mais les lèvres s’agitèrent, et un long gémissement lui répondit, plainte lointaine, appel désespéré qui remplit de larmes impuissantes le regard échangé entre Françoise et son fils et leur arracha à tous les deux un même cri où leur douleur se rencontrait : « Pécaïre ! » le mot local de toutes les pitiés, de toutes tendresses.

Le lendemain, dès la première heure, le branle-bas commença par l’arrivée des comédiennes et des comédiens, une avalanche de toques, de chignons, de grandes bottes, de jupes courtes, de cris étudiés, de voiles flottant sur la fraîcheur du maquillage ; les femmes en grande majorité Cardailhac ayant pensé que pour un bey le spectacle importait peu, qu’il s’agissait seulement de faire résonner des voix fausses dans de jolies bouches, de montrer de beaux bras, des jambes bien tournées dans le facile déshabillage de l’opérette. Toutes les célébrités plastiques de son théâtre étaient donc là, Amy Férat en tête, une gaillarde qui avait déjà essayé ses quenottes dans l’or de plusieurs couronnes ; plus deux ou trois grimaciers fameux, dont les faces blafardes faisaient dans la verdure des quinconces les mêmes taches crayeuses et spectrales que le plâtre des statues. Tout ce monde-là, émoustillé par le voyage, la surprise du grand air, une hospitalité plantureuse, aussi l’espoir de pêcher quelque chose dans ce passage de beys, de nababs et autres porte-sequins, ne demandait qu’à s’ébaudir, rigoler et chanter avec l’entrain canaille d’une flotte de canotiers de la Seine des-