Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/246

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des clignements d’yeux, des demi-mots, pleins de mystère ; et c’est seulement ce matin que j’ai eu l’explication excessivement bouffonne de toutes ces réticences.

« J’avais lu dans les paperasses que le gouverneur agite de temps en temps sous nos yeux, comme un éventail à gonfler ses blagues, l’acte de vente d’une carrière de marbre au lieu dit « de Taverna » à deux heures de Pozzonegro. Profitant de notre passage ici, ce matin, sans rien dire à personne, j’enfourchai une mule, et guidé par un grand drôle, aux jambes de cerf, vrai type de braconnier ou de contrebandier corse, sa grosse pipe rouge aux dents, son fusil en bandoulière, je me rendis à Taverna. Après une marche épouvantable à travers des roches crevassées, des fondrières, des abîmes d’une profondeur insondable, dont ma mule s’amusait malicieusement à suivre le bord, comme si elle le découpait avec ses sabots, nous sommes arrivés par une descente presque à pic au but de notre voyage, un vaste désert de rochers, absolument nus, tout blancs de fientes de goélands et de mouettes ; car la mer est au bas, très proche, et le silence du lieu rompu seulement par l’afflux des vagues et les cris suraigus de bandes d’oiseaux volant en rond. Mon guide, qui a la sainte horreur des douaniers et des gendarmes, resta en haut sur la falaise, à cause d’un petit poste de douane en guetteur au bord du rivage ; et moi je me dirigeai vers une grande bâtisse rouge qui dressait dans cette solitude brillante ses trois étages aux vitres brisées, aux tuiles en déroute, avec un immense écriteau sur la porte vermoulue : « Caisse territoriale. Carr… bre… 54. » La tramontane, le soleil, la pluie, ont mangé le reste.

« Il y a eu là certainement un commencement d’ex-