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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/274

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Sur la table chargée de croquis et d’albums devant laquelle elle était assise en face de lui, elle dessinait tout en causant, le front incliné, ses cheveux frisés un peu fous ombrant son admirable petite tête. Ce n’était plus le beau monstre accroupi, au visage anxieux et ténébreux, condamnant sa propre destinée ; mais une femme, une vraie femme qui aime et qui veut séduire… Cette fois, Paul oubliait toutes ses méfiances devant tant de sincérité et tant de grâce. Il allait parler, persuader. La minute était décisive… Mais la porte s’ouvrit, et le petit domestique parut… M. le duc faisait demander si Mademoiselle souffrait toujours de sa migraine ce soir…

« Toujours autant », dit-elle avec humeur.

Le domestique sorti, il y eut entre eux un moment de silence, un froid glacial. Paul s’était levé. Elle continuait son croquis, la tête toujours penchée.

Il fit quelques pas dans l’atelier ; puis revenu vers la table, il demanda doucement, étonné de se sentir si calme :

« C’est le duc de Mora qui devait dîner ici ?

— Oui… je m’ennuyais… un jour de spleen… Ces journées-là sont mauvaises pour moi…

— Est-ce que la duchesse devait venir ?

— La duchesse ?… Non. Je ne la connais pas.

— Eh bien ! à votre place, je ne recevrais jamais chez moi à ma table, un homme marié dont je ne verrais pas la femme… Vous vous plaignez d’être abandonnée ; pourquoi vous abandonner vous-même ?… Quand on est sans reproche, il faut se garder du soupçon… Est-ce que je vous fâche ?

— Non, non, grondez-moi, Minerve… Je veux bien de votre morale. Elle est droite et franche, celle-là ;