Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/47

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gardait tous ces gens attablés, cette desserte somptueuse, cette salle à manger lambrissée, aussi haute certainement que l’église de son village, il écoutait le bruit sourd de Paris roulant et piétinant sous ses fenêtres, avec le sentiment intime qu’il allait devenir un gros rouage de cette machine active et compliquée. Et alors, dans le bien-être du repas, entre les lignes de cette triomphante apologie, par un effet de contraste, il voyait se dérouler sa propre existence, son enfance misérable, sa jeunesse aventureuse et tout aussi triste, les jours sans pain, les nuits sans asile. Puis tout à coup, la lecture finie, au milieu d’un débordement de joie, d’une de ces effusions méridionales qui forcent à penser tout haut, il s’écria, en avançant vers ses convives son sourire franc et lippu :

« Ah ! mes amis, mes chers amis, si vous saviez comme je suis heureux, quel orgueil j’éprouve ! »

Il n’y avait guère que six semaines qu’il était débarqué. À part deux ou trois compatriotes, il connaissait à peine de la veille et pour leur avoir prêté de l’argent ceux qu’il appelait ses amis. Aussi cette subite expansion parut assez extraordinaire ; mais Jansoulet, trop ému pour rien observer, continua :

« Après ce que je viens d’entendre, quand je me vois là dans ce grand Paris, entouré de tout ce qu’il contient de noms illustres, d’esprits distingués, et puis que je me souviens de l’échoppe paternelle ! Car je suis né dans une échoppe… Mon père vendait des vieux clous au coin d’une borne, au Bourg-Saint-Andéol. C’est à peine si nous avions du pain chez nous tous les jours et du fricot tous les dimanches. Demandez à Cabassu. Il m’a connu dans ce temps-là. Il peut dire si je mens… Oh ! oui, j’en ai fait de la misère. — Il releva la tête