Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/46

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chope, le journaliste tira un portefeuille bourré de notes, papiers timbrés, découpures de journaux, billets satinés à devises, — qu’il éparpilla sur la table, en reculant son assiette pour chercher l’épreuve de son article.

« Voilà… » Il la passait à Jansoulet ; mais Jenkins réclama :

« Non… non… lisez tout haut. »

L’assemblée faisant chorus, Moëssard reprit son épreuve et commença à lire à haute voix l’Œuvre de Bethléem et M. Bernard Jansoulet, un long dithyrambe en faveur de l’allaitement artificiel, écrit sur des notes de Jenkins reconnaissables à certaines phrases en baudruche que l’Irlandais affectionnait… le long martyrologue de l’enfance… le mercenariat du sein… la chèvre bienfaitrice et nourrice…, et finissant, après une pompeuse description du splendide établissement de Nanterre, par l’éloge de Jenkins et la glorification de Jansoulet : « Ô Bernard Jansoulet bienfaiteur de l’enfance… »

Il fallait voir la mine vexée, scandalisée des convives. Quel intrigant que ce Moëssard !… Quelle impudente flagornerie !… Et le même sourire envieux, dédaigneux tordait toutes les bouches. Le diable, c’est qu’on était forcé d’applaudir, de paraître enchanté, le maître de maison n’ayant pas l’odorat blasé en fait d’encens et prenant tout très au sérieux, l’article et les bravos qu’il soulevait. Sa large face rayonnait pendant la lecture. Souvent, là-bas, au loin, il avait fait ce rêve d’être ainsi cantiqué dans les journaux parisiens, d’être quelqu’un au milieu de cette société, la première de toutes, sur laquelle le monde entier a les yeux fixés comme sur un porte-lumière. Maintenant ce rêve devenait réel. Il re-