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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/508

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core regarder le danger en face ; et, par la petite porte communiquant avec le couloir des loges, il se glisse jusqu’à une baignoire qu’il se fait ouvrir doucement. « Chut !… C’est moi… » Quelqu’un est assis dans l’ombre, une femme que tout Paris connaît, celle-là, et qui se cache. André se met auprès d’elle, et serrés l’un contre l’autre, invisibles à tous, la mère et le fils assistent en tremblant à la représentation.

Ce fut d’abord une stupeur dans le public. Ce théâtre des Nouveautés, situé au plein cœur du boulevard, où son perron s’étale tout en lumière, entre les grands restaurants, les cercles chics ; ce théâtre, où l’on venait en partie carrée, au sortir d’un dîner fin, entendre jusqu’à l’heure du souper, un acte ou deux de quelque chose de raide, était devenu dans les mains de son spirituel directeur le plus couru de tous les spectacles parisiens, sans genre bien précis et les abordant tous, depuis l’opérette-féerie qui déshabille les femmes, jusqu’au grand drame moderne qui décollette nos mœurs. Cardailhac tenait surtout à justifier son titre de « directeur des Nouveautés » et, depuis que les millions du Nabab soutenaient l’entreprise, s’attachait à faire aux boulevardiers les surprises les plus éblouissantes. Celle de ce soir les surpassait toutes : la pièce était en vers — et honnête.

Une pièce honnête !

Le vieux singe avait compris que le moment était venu de tenter ce coup-là et il le tentait. Après l’étonnement des premières minutes, quelques exclamations attristées çà et là dans les loges : « Tiens ! c’est en vers… », la salle commença à subir le charme de cette œuvre fortifiante et saine, comme si l’on eût secoué sur elles dans son atmosphère raréfiée, quelque essence