Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/510

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commençaient à donner à la salle sa physionomie des grands soirs. Le succès courait dans l’air, les figures se rassérénaient, les femmes semblaient embellies par des reflets d’enthousiasme, des regards excitants comme des bravos. André, près de sa mère, frissonnait d’un plaisir inconnu, de cette joie orgueilleuse qu’on ressent à remuer les foules, fût-ce même comme un chanteur de cour faubourienne, avec un refrain patriotique et deux notes émues dans la voix. Soudain les chuchotements redoublèrent, se changèrent en tumulte. On ricanait, on s’agitait. Que se passait-il ? Quelque accident en scène ? André, se penchant épouvanté vers ses acteurs aussi étonnés que lui-même, vit toutes les lorgnettes braquées sur la grande avant-scène vide jusqu’alors et où quelqu’un venait d’entrer, de s’asseoir, les deux coudes sur le rebord de velours, la lorgnette tirée du fourreau, installé dans une solitude sinistre.

En dix jours le Nabab avait vieilli de vingt ans. Ces violentes natures méridionales si elles sont riches en élans, en jets de flammes irrésistibles, s’affaissent aussi plus complètement que les autres. Depuis son invalidation, le malheureux s’était enfermé dans sa chambre, les rideaux tirés, ne voulant plus même voir le jour ni dépasser le seuil au-delà duquel la vie l’attendait, les engagements pris, les promesses faites, un fouillis de protêts et d’assignations. La Levantine, partie aux eaux en compagnie de son masseur et de ses négresses, absolument indifférente à la ruine de la maison, Bompain — l’homme au fez — tout effaré au milieu des demandes d’argent, ne sachant comment aborder l’infortuné patron toujours couché, le visage au mur sitôt qu’on lui parlait d’affaires, la vieille mère était restée seule pour faire tête au désastre, avec ses connais-