Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/514

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Avec quelle reconnaissance, quel sourire d’empressement aimable ce salut unique fut rendu, ce salut d’un homme que Jansoulet ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vu, et qui pesait pourtant d’un grand poids sur sa destinée ; car sans le père Joyeuse, le président du conseil de la Territoriale aurait eu probablement le sort du marquis de Bois-Landry. C’est ainsi que, dans l’enchevêtrement de la société moderne, ce grand tissage d’intérêts, d’ambitions, de services acceptés et rendus, tous les mondes communiquent entre eux, mystérieusement unis par les dessous, des plus hautes existences aux plus humbles ; voilà ce qui explique le bariolage, la complication de cette étude de mœurs, l’assemblage des fils épars dont l’écrivain soucieux de vérité est forcé de faire le fond de son drame.

Les regards jetés en l’air dans le vague, la démarche qui s’écarte sans but, le chapeau remis sur la tête brusquement jusqu’aux yeux, en dix minutes le Nabab subit toutes les manifestations de ce terrible ostracisme du monde parisien où il n’avait ni parenté ni sérieuses attaches, et dont le mépris l’isolait plus sûrement que le respect n’isole un souverain en visite. D’embarras, de honte, il chancelait. Quelqu’un dit très haut : « Il a bu… » et tout ce que le pauvre homme put faire, ce fut de rentrer s’enfermer dans le salon de sa loge. D’ordinaire ce petit retiro s’emplissait pendant les entractes de gens de bourse, de journalistes. On riait, on fumait en menant grand vacarme ; le directeur venait saluer son commanditaire. Ce soir-là, personne. Et l’abstention de Cardailhac, ce flaireur de succès, donnait bien à Jansoulet la mesure de sa disgrâce.

« Que leur ai-je donc fait ? Pourquoi Paris ne veut-il plus de moi ? »