Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/88

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tendant ces calomnies infâmes, fut de se retourner et de crier :

« Vous en avez menti. »

Quelques heures plus tôt, il l’aurait fait sans hésiter ; mais, depuis qu’il était là, il avait appris la méfiance, le scepticisme. Il se contint donc et écouta jusqu’au bout, immobile à la même place, ayant tout au fond de lui-même le désir inavoué de connaître mieux celui qu’il servait. Quant au Nabab, sujet bien inconscient de cette hideuse chronique, tranquillement installé dans un petit salon auquel ses tentures bleues, deux lampes à abat-jour communiquaient un air recueilli, il faisait sa partie d’écarté avec le duc de Mora.

Ô magie du galion ! Le fils du revendeur de ferraille seul à une table de jeu en face du premier personnage de l’empire. Jansoulet en croyait à peine la glace de Venise où se reflétaient sa figure resplendissante, et le crâne auguste, séparé d’une large raie. Aussi, pour reconnaître ce grand honneur, s’appliquait-il à perdre décemment le plus de billets de mille francs possible, se sentant quand même le gagnant de la partie et tout fier de voir passer son argent dans ces mains aristocratiques dont il étudiait les moindres gestes pendant qu’elles jetaient, coupaient ou soutenaient les cartes.

Autour d’eux un cercle se faisait, mais toujours à distance, les dix pas exigés pour le salut à un prince, c’était le public de ce triomphe où le Nabab assistait comme en rêve, grisé par ces accords féeriques un peu assourdis dans le lointain, ces chants qui lui arrivaient en phrases coupées comme par-dessus l’obstacle résonnant d’un étang, le parfum des fleurs épanouies d’une façon si singulière vers la fin des bals parisiens,