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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/94

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des affaires, ce que je sens là dans ma tête, je puis arriver à tout et j’aspire à tout… Aussi croyez-moi, mon cher enfant, ne me quittez jamais — on eût dit qu’il répondait à la pensée secrète de son jeune compagnon — restez fidèlement à mon bord. La mâture est solide ; j’ai du charbon plein mes soutes… Je vous jure que nous irons loin, et vite, nom d’un sort ! »

Le naïf Méridional répandait ainsi ses projets dans la nuit avec force gestes expressifs, et, de temps à autre, en arpentant la place agrandie et déserte, majestueusement entourée de ses palais muets et clos, il levait la tête vers l’homme de bronze de la colonne, comme s’il prenait à témoin ce grand parvenu dont la présence au milieu de Paris autorise toutes les ambitions, rend toutes les chimères vraisemblables.

Il y a chez la jeunesse une chaleur de cœur, un besoin d’enthousiasme que réveille le moindre effleurement. À mesure que le Nabab parlait, de Géry sentait fuir ses soupçons et toute sa sympathie renaître avec une nuance de pitié… Non, bien certainement cet homme-là n’était pas un coquin, mais un pauvre être illusionné à qui la fortune montait à la tête comme un vin trop capiteux pour un estomac longtemps abreuvé d’eau. Seul au milieu de Paris, entouré d’ennemis et d’exploiteurs, Jansoulet lui faisait l’effet d’un piéton chargé d’or traversant un bois mal hanté dans l’ombre et sans armes. Et il pensait qu’il serait bien au protégé de veiller sans en avoir l’air sur le protecteur, de devenir le Télémaque clairvoyant de ce Mentor aveugle, de lui montrer les fondrières, de le défendre contre les détrousseurs, de l’aider enfin à se débattre dans tout ce fourmillement d’embuscades nocturnes qu’il sentait rôder férocement autour du Nabab et de ses millions.