Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/162

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C’est entre ce vieux maniaque et sa féroce moitié que madame Eyssette était obligée de vivre depuis six mois. La malheureuse femme passait toutes ses journées dans la chambre de son frère, assise à côté de lui et s’ingéniait à être utile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l’eau dans les godets… Le plus triste, c’est que, depuis notre ruine, l’oncle Baptiste avait un profond mépris pour M. Eyssette, et que du matin au soir, la pauvre mère était condamnée à entendre dire : « Eyssette n’est pas sérieux ! Eyssette n’est pas sérieux ! » Ah ! le vieil imbécile ! il fallait voir de quel air sentencieux et convaincu il disait cela en coloriant sa grammaire espagnole !… Depuis, j’en ai souvent rencontré dans la vie, de ces hommes soi-disant très graves, qui passaient leur temps à colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que les autres n’étaient pas sérieux.

Tous ces détails sur l’oncle Baptiste et l’existence lugubre que madame Eyssette menait chez lui, je ne les connus que plus tard ; pourtant, dès mon arrivée dans la maison, je compris que, quoi qu’elle en dît, ma mère ne devait pas être heureuse… Quand j’entrai, on venait de se mettre à table pour le dîner. Madame Eysette bondit de joie en me voyant, et, comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes ses forces. Cependant la pauvre mère avait l’air gênée, elle parlait peu, — toujours sa petite voix tremblante, — les yeux dans son assiette. Elle faisait peine à voir avec sa robe étriquée et toute noire.