Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/172

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ment, sans prendre haleine, tout ce qu’il avait fait depuis plus d’un an que nous ne nous étions pas vus.

— Quand tu fus parti, me disait-il, — et les choses les plus tristes, il les contait toujours avec son divin sourire résigné, — quand tu fus parti, la maison devint tout à fait lugubre. Le père ne travaillait plus ; il passait tout son temps dans le magasin à jurer contre les révolutionnaires et à me crier que j’étais un âne, ce qui n’avançait pas les affaires. Des billets protestés tous les matins, des descentes d’huissiers tous les deux jours ! chaque coup de sonnette nous faisait sauter le cœur. Ah ! tu t’en es allé au bon moment.

Au bout d’un mois de cette terrible existence, mon père partit pour la Bretagne au compte de la Compagnie vinicole, et madame Eyssette chez l’oncle Baptiste. Je les embarquai tous les deux. Tu penses si j’en ai versé de ces larmes… Derrière eux, tout notre pauvre mobilier fut vendu, oui, mon cher, vendu dans la rue, sous mes yeux, devant notre porte ; et c’est bien pénible va ! de voir son foyer s’en aller ainsi pièce par pièce. On ne se figure pas combien elles font partie de nous-mêmes, toutes ces choses de bois ou d’étoffe que nous avons dans nos maisons. Tiens ! quand on a enlevé l’armoire au linge, tu sais, celle qui a sur ses panneaux des amours roses avec des violons, j’ai eu envie de courir après l’acheteur et de crier bien fort : « Arrêtez-le ! » Tu comprends ça, n’est-ce pas ?