Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/216

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bizarre, que les ménagères connaissaient bien… C’était d’abord à pleins poumons le formidable : « Débarrassez-vous de ce qui vous gèèène ! » Puis, sur un ton lent et pleurard, de longs discours tenus à sa bourrique, à son Anastagille, comme il l’appelait. Il croyait dire Anastasie. « Allons ! viens, Anastagille ; allons ! viens, mon enfant… « Et la bonne Anastagille suivait, la tête basse, longeant les trottoirs d’un air mélancolique ; et de toutes les maisons on criait : « Pst ! Pst ! Anastagille ! … » La carriole se remplissait, il fallait voir ! Quand elle était bien pleine, Anastagille et Pierrotte s’en allaient à Montmartre déposer la cargaison chez un chiffonnier en gros, qui payait bel et bien tous ces « débarrassez-vous de ce qui vous gêne, » qu’on avait eus pour rien ou pour presque rien.

À ce métier singulier, Pierrotte ne fit pas fortune mais il gagna sa vie, et largement. Dès la première année, on rendit l’argent des Lalouette et on envoya trois cents francs à mademoiselle, — c’est ainsi que Pierrotte appelait madame Eyssette du temps qu’elle était jeune fille, et depuis il n’avait jamais pu se décider à la nommer autrement. — La troisième année, par exemple, ne fut pas heureuse. C’était en plein 1830. Pierrotte avait beau crier : « Débarrassez-vous de ce qui vous gêne ! » les Parisiens, en train de se débarrasser d’un vieux roi qui les gênait, étaient sourds aux cris de Pierrotte et laissaient le Cévenol s’égosiller dans la rue ; et chaque soir la petite carriole rentrait vide. Pour comble de malheur, Anastagille mourut. C’est alors que