Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/272

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Je l’attendis en me promenant de long en large, regardant du coin de l’œil certaine couverture verte à filets noirs qui s’épanouissait au milieu de la devanture. Jacques vint me rejoindre au bout d’un moment ; il était pâle d’émotion.

— Mon cher, me dit-il, on en a déjà vendu un. C’est de bon augure…

Je lui serrai la main silencieusement. J’étais trop ému pour parler ; mais, à part moi, je me disais : Il y a quelqu’un à Paris qui vient de tirer trois francs de sa bourse pour acheter cette production de ton cerveau, quelqu’un qui te lit, qui te juge… Quel est ce quelqu’un ? Je voudrais bien le connaître…. Hélas ! Pour mon malheur, j’allais bientôt le connaître, ce terrible quelqu’un.

Le lendemain de l’apparition de mon volume, j’étais en train de déjeuner à table d’hôte à côté du farouche penseur, quand Jacques, très essoufflé, se précipita dans la salle :

— Grande nouvelle ! me dit-il en m’entraînant dehors ; je pars ce soir à sept heures avec le marquis… Nous allons à Nice voir sa sœur, qui est mourante… Peut-être resterons-nous longtemps… Ne t’inquiète pas de ta vie… Le marquis double mes appointements. Je pourrai t’envoyer cent francs par mois… Eh bien, qu’as-tu ? Te voilà tout pâle. Voyons ! Daniel, pas d’enfantillage. Rentre là-dedans, achève de déjeuner et bois une demi-bordeaux, afin de te donner du courage. Moi, je cours dire adieu à Pierrotte, prévenir l’imprimeur, faire porter les exemplaires aux journalistes… Je