Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/89

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— Entrez ! répondit une voix de Titan.

Le terrible abbé Germane était assis à califourchon sur une chaise basse, les jambes étendues, la soutane retroussée et laissant voir de gros muscles qui saillaient vigoureusement dans des bas de soie noire. Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio à tranches rouges, et fumait à grand bruit une petite pipe courte et brune, de celles qu’on appelle « brûle-gueule ».

— C’est toi ! me dit-il en levant à peine les yeux de dessus son in-folio… Bonjour ! Comment vas-tu ?… Qu’est-ce que tu veux ?

Le tranchant de sa voix, l’aspect sévère de cette chambre tapissée de livres, la façon cavalière dont il était assis, cette petite pipe, qu’il tenait aux dents, tout cela m’intimidait beaucoup.

Je parvins cependant à expliquer tant bien que mal l’objet de ma visite et à demander le fameux Condillac.

— Condillac ! tu veux lire Condillac ! me répondit l’abbé Germane en souriant. Quelle drôle d’idée !… Est-ce que tu n’aimerais pas mieux fumer une pipe avec moi ? décroche-moi ce joli calumet qui est pendu là-bas, contre la muraille, et allume-le… tu verras, c’est bien meilleur que tous les Condillac de la terre.

Je m’excusai du geste, en rougissant.

— Tu ne veux pas ?… À ton aise, mon garçon… Ton Condillac est là-haut, sur le troisième rayon à gauche. Tu peux l’emporter ; je te le prête. Surtout ne le gâte pas, ou je te coupe les oreilles.