Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/125

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d’avocats défendant des causes adverses ; il ne se connaissait pas d’ennemis, n’ayant pas eu le temps, en trois semaines de portefeuille, de lasser les solliciteurs. On lui faisait crédit encore. Deux ou trois à peine commençaient à s’impatienter, à le guetter au passage. À ceux-là, il jetait très haut, en hâtant le pas, un « bonjour, ami » qui allait au-devant des reproches et les réfutait en même temps, tenait familièrement les réclamations à distance, laissait les quémandeurs déçus et flattés. Une trouvaille, ce « bonjour, ami », et d’une duplicité tout instinctive.

À la vue du musicien qui venait à lui en se dandinant, son sourire écarté sur ses dents blanches, Numa eut bien envie de lancer son bonjour de défaite ; mais comment traiter d’ami ce rustre en petit chapeau de feutre, en jaquette grise d’où ses mains ressortaient brunes comme sur des photographies de village ? Il aima mieux prendre « son air ministre » et passer raide en laissant le pauvre diable stupéfait, anéanti, bousculé par la foule qui se pressait derrière le grand homme. Valmajour reparut pourtant le lendemain et les jours suivants, mais sans oser s’approcher, assis au bord d’un banc, une de ces silhouettes résignées et tristes, comme on en voit dans les gares, à têtes de soldats ou d’émigrants prêts pour tous les hasards d’un destin mauvais. Roumestan ne pouvait éviter cette muette apparition toujours en travers de son chemin. Il avait beau feindre de l’ignorer, détourner son regard, causer plus fort en passant ; le sourire de sa victime était là et y restait jusqu’au