Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/302

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dispersées, et comme elle se relevait, aperçut la lettre restée sur la commode, la prit, la lut machinalement, s’attendant à la banale requête qu’elle recevait tous les jours de tant de mains différentes, et qui serait bien arrivée dans une de ces minutes superstitieuses où la charité semble un porte-bonheur. C’est pourquoi elle ne comprit pas tout d’abord, fut obligée de relire ces lignes écrites en pensum par la plume bègue d’un écolier, le jeune homme de Guilloche :

« Si vous aimez la brandade de morue, on en mange d’excellente ce soir chez Mlle Bachellery, rue de Londres. C’est votre mari qui régale. Sonnez trois coups et entrez droit. »

De ces phrases bêtes, de ce fond boueux et perfide, la vérité se leva, lui apparut, aidée par des coïncidences, des souvenirs ; ce nom de Bachellery, tant de fois prononcé depuis un an, des articles énigmatiques sur son engagement, cette adresse qu’elle lui avait entendu donner à lui-même, le long séjour à Arvillard. En une seconde le doute se figea pour elle en certitude. D’ailleurs, est-ce que le passé ne lui éclairait pas ce présent de toute son horreur réelle ? Mensonge et grimace, il n’était, ne pouvait être que cela. Pourquoi cet éternel faiseur de dupes l’eût-il épargnée ? C’est elle qui avait été folle de se laisser prendre à sa voix trompeuse, à ses banales tendresses ; et des détails lui revenaient qui, dans la même seconde, la faisaient rougir et pâlir.

Cette fois ce n’était plus le désespoir à grosses larmes pures des premières déceptions ; une colère